Premiers pas en forêt, pour cause d’araignées

En 1969, je commençais ma thèse sur les Araignées de la savane de Lamto, et j’encadrais un étudiant du DEA d’Entomologie d’Orsay, Thierry Christophe : son stage visait à étudier la démographie d’une espèce de Lycose bien représentée dans les échantillons de Lamto. Thierry Christophe souhaita ensuite faire une thèse de 3e Cycle, mais il parut difficile de poursuivre la recherche engagée pour son DEA. Nous décidâmes de travailler en région parisienne. Un collègue, Charles Lecordier, nous incita à étudier les araignées de la litière en forêt de Montmorency, dans le nord de Paris, où il menait des recherches dans un domaine clos géré par l’Office National des Forêts. A partir de 1971, tous les 15 jours pendant un peu plus d’un an, nous avons récolté à la main les araignées présentes dans la litière, à l’intérieur de carrés de 50 x 50 cm. Nous n’avons pas oublié certains jours d’hiver, où la récolte se faisait en fouillant la litière gelée… Inventaire des espèces, variation saisonnières du peuplement, étude démographique d’une espèce par combinaison des résultats des échantillonnages et d’un élevage, tel fut le contenu de la thèse de Thierry Christophe, qu’il soutint en 1974. Ce fut ma première expérience de direction de thèse, et mes premiers pas en écologie forestière (Publication 40).

L’organisation de la Station Biologique de Foljuif et les recherches en écologie forestière

En 1966, l’ENS avait accepté la donation, proposée en 1964, d’un domaine situé sur la commune de Saint-Pierre-lès-Nemours, comprenant le château de Foljuif, des communs, un vaste parc et quelques dizaines d’hectares de forêt et de terres cultivées, dans le bois de la Commanderie, prolongement sud de la forêt de Fontainebleau. Le Professeur Maxime Lamotte, directeur du Laboratoire de Zoologie, avait poussé la Direction de l’ENS à accepter cette donation, en particulier pour organiser des stages de terrain pour les élèves naturalistes de l’ENS. Des employés de l’ENS, M. et Mme Loyau, furent logés sur place fin 1967, et le premier stage eut lieu au printemps 1968, dans des locaux sommairement aménagés, avec lits superposés et tables de travail installés dans un bâtiment des communs, « le pigeonnier ». Dès 1969, des stages furent aussi organisés pour le 3e cycle d’écologie de l’Université de Paris. En 1970, un grenier fut transformé en salle de cours et de travaux pratiques. Au fil des années, d’autres locaux furent aménagés, tant pour les activités de recherche et d’enseignement que pour l’hébergement des étudiants. Par ailleurs, après quelques échanges de parcelles de forêt avec des voisins, un ensemble d’environ 10 ha fut clôturé début 1976, afin de servir de terrain d’étude.

J’organisais des stages en particulier pour le 3e cycle d’écologie de l’Université Pierre et Marie Curie (auquel je participais comme Maître-Assistant depuis octobre 1973) et, à partir de 1976, pour le Cours Post Universitaire « Étude et aménagement des milieux naturels » de la Commission nationale française pour l’UNESCO (où j’avais pris la suite du Professeur Lamotte en 1974).

Le domaine fut appelé « Station Biologique de Foljuif ». La Direction de l’ENS m’en confia la responsabilité à partir de 1975, pour y développer des recherches d’écologie forestière et des stages de terrain. Le contexte était délicat, car la donation était contestée par un héritier du donateur. Une procédure avait été engagée en mai 1975, et il fallut presque 4 ans pour qu’une solution amiable soit finalement trouvée. L’ENS devait montrer qu’elle entretenait les lieux et valorisait le domaine scientifiquement et pédagogiquement. En mai 1975, j’élaborais un programme de recherche, intitulé « Etude structurale et fonctionnelle d’un écosystème forestier en zone suburbaine », qui permit d’obtenir des crédits du ministère de l’enseignement supérieur. En dehors de quelques travaux d’ornithologie commencés en 1972, l’essentiel des recherches fut consacré à l’écologie de la faune du sol, dans le cadre de stages de DEA et de thèses de 3e cycle d’écologie. Une première thèse démarra à l’automne (recherches de Jean-Jacques Geoffroy sur les Myriapodes du sol), et 7 autres suivirent, jusqu’en 1983.

Avec les stagiaires et doctorants du 3e cycle d’écologie, j’ai ainsi constitué une petite équipe d’écologie forestière, qui fut officialisée comme composante du Laboratoire Associé au CNRS n°258, dirigé par le Professeur Lamotte. Jean-Jacques Geoffroy fut recruté au CNRS en 1981. Irène Garay fut recrutée au CNRS, en 1982 ; affectée au Laboratoire de Biologie Végétale de Fontainebleau, sous la direction de Jorge P. Cancela da Fonseca, elle continua ses recherches à Foljuif. Nos activités furent soutenues par des crédits propres de l’ENS, attribués à la Station, par des moyens du LA 258, par un contrat du ministère de l’environnement et du cadre de vie (1977-1979), par le Programme de Recherches Interdisciplinaires en Environnent du CNRS (PIREN) (1981-1983), et par l’Action Thématique Programmée du CNRS « Fonctionnement des Ecosystèmes Forestiers » (1982-1983 : projet « Étude du fonctionnement d’écosystèmes forestiers feuillus modifiés par l’homme : équilibre des populations animales et biodynamiques des humus », coordonné par François Toutain, Maître de Recherches au CNRS, Centre de Pédologie Biologique de Nancy).

Ma nomination au Muséum, en 1988, mis fin à l’équipe de Foljuif, dont certains membres poursuivirent cependant des recherches à la Station. La Direction de l’ENS ayant maintenu ma responsabilité jusqu’en mai 1993, j’y ai encore dirigé deux thèses (J. Leclerc, 1990 ; J. M. Luce, 1995). Au Laboratoire d’Écologie Générale du Muséum, à Brunoy, j’ai retrouvé une équipe de longue date spécialisée dans l’écologie des sols forestiers tempérés. Un crédit de l’ONF fut l’occasion d’engager une nouvelle recherche sur l’évolution du système-sol associée au cycle sylvogénétique dans les réserves intégrales (Publication 155). L’un de mes collègues, Pierre Arpin, organisa en outre un ouvrage collectif sur la diversité des invertébrés forestiers, publié par l’ONF, auquel j’ai participé, plus particulièrement pour le chapitre consacré à la gestion de la biodiversité (Publication1 67).

Pour en savoir plus sur la Station Biologique de Foljuif

  • ANONYME, 1972.- Le Château de Foljuif, annexe de l’Ecole normale supérieure. Saint-Pierre Actualités, n°3, février 1972 : 2-3. (Publication de la municipalité de Saint-Pierre-lès-Nemours).
  • ANONYME, 1973.- Ecole normale supérieure, station biologique de Foljuif. Saint-Pierre Actualités, n°12, novembre 1973 : 4-5.
  • Publication 77
  • Publication 106
  • LAHOREAU, G., 2008.- L’environnement à l’ENS. La Station Biologique de Foljuif, un « héritage » méconnu de Maxime Lamotte. L’Archicube, 4 : 106-111.

Des premiers pas aux bioindicateurs de piétinement en forêt périurbaine

En 1977, j’obtins un financement du ministère de l’environnement pour étudier la possibilité de définir des bioindicateurs de l’impact du piétinement dans les forêts urbaines. Le travail fut mené d’une part en forêt de Montmorency, d’autre part en forêt de Fontainebleau, vers les gorges d’Apremont. Il donna lieu à un rapport rendu en 1981, et à deux articles de vulgarisation (Publications64, 69, 74). La comparaison qualitative et quantitative des arthropodes du sol dans des zones piétinées à des degrés divers permis de mettre en évidence des modifications importantes, qui traduisaient des différences de sensibilité des différents groupes d’arthropodes (Publications 59, 60). Ces résultats permettaient d’envisager la construction d’indicateurs numériques susceptibles de rendre compte de l’intensité des perturbations engendrées par le piétinement Cefut l’occasion d’engager une réflexion sur la notion d’indicateur biologique (Publication 68), qui me valut d’être sollicité par le ministère de l’environnement pour établir une synthèse sur les connaissances sur les bioindicateurs (Publication 86)

Le projet PIREN « forêts périurbaines » : première tentative d’interdisciplinarité

Dans notre rapport sur la recherche d’indicateurs de la perturbation des sols forestiers, nous avions situé la problématique dans le cadre de l’accroissement de la fréquentation des forêts périurbaines. Une étudiante, géographe de formation, avait notamment travaillé sur l’évolution de l’urbanisation autour de la forêt de Montmorency. C’est peut-être en raison de cette ébauche d’interdisciplinarité que je fus contacté, en 1980, par le Professeur Jean-Claude Lefeuvre, au nom du nouveau Programme de Recherches Interdisciplinaires en Environnement du CNRS (le « PIREN »), pour étudier la faisabilité d’un Observatoire des changements sociologiques, économiques et écologiques relatifs aux forêts périurbaines. Avec l’accord de la Direction scientifique de l’ENS, je m’associais avec Jean-Louis Fabiani, enseignant de sociologie à l’ENS.

Nous avions pour mission de mobiliser et d’associer le plus possible d’équipes de divers établissements : ENS, Universités, Muséum National d’Histoire Naturelle, Institut National de la Recherche Agronomique (INRA). En particulier, il fallait impliquer une équipe de l’INRA travaillant sur la biologie du Chevreuil en forêt de Rambouillet, et une autre, basée à Orléans, menant des recherches socio-économiques sur le massif forestier d’Orléans. Finalement, des équipes aux préoccupations fort diverses acceptèrent de participer. Le projet de faisabilité fut remis en septembre 1980. Acceptée et financée par le PIREN, avec un soutien de l’Office National des Forêts, l’opération fonctionna de 1981 à 1983 inclus.

L’équipe de Foljuif s’impliqua plus spécialement dans la problématique de l’impact du piétinement, en développant une approche expérimentale, à laquelle participèrent des chercheurs du laboratoire d’Ecologie Générale du Muséum. L’expérimentation donna d’intéressants résultats dans la perspective de la mise au point de bioindicateurs (thèses d’Eugénie Flogaitis, 1982 et de Line Nataf, 1983 ; GARAY & NATAF, 1982 ; Publications78, 86 ; ROBIN & GEOFFROY, 1985).

Dans le cadre de l’analyse des usages des forêts périurbaines, Jean-Louis Fabiani s’intéressa à l’évolution de la chasse « rurale », de plus en plus pratiquée par des urbains (FABIANI, 1983 ; voir aussi FABIANI, 1985), et Geneviève Humbert – recrutée par l’ENS pour participer aux recherches et m’appuyer au plan administratif – prépara une thèse de droit de l’environnement, soutenue en 1987, consacrée notamment à l’analyse des délits commis en forêt de Fontainebleau (HUMBERT, 1985, 1987, 1988 a, b).

Le projet initial du PIREN avait été de faire émerger une dynamique à long terme, impliquée par le concept « d’observatoire des changements », et de faire travailler ensemble des chercheurs de disciplines différentes, pour que se construise une démarche interdisciplinaire. Mais très vite, l’objectif du long terme fut abandonné, et le partage de quelques moyens financiers entre des équipes souvent sans « désir d’interdisciplinarité » ne pouvait à lui seul conduire à la construction d’une réelle démarche interdisciplinaire. Obligé d’assembler un patchwork (des lichens bioindicateurs de pollution à la dynamique de population du Chevreuil, en passant par la sociologie de la chasse, le piétinement, les délits forestiers, etc.), il me fut bien difficile, avec Jean-Louis Fabiani, de construire une « synthèse », tentée dans un rapport (Publication76) et présentée lors d’un colloque de restitution (Publication 81). Le projet ne fut pas reconduit. Un « échec » instructif, car il me fit beaucoup réfléchir à l’interdisciplinarité, d’autant que le sociologue Marcel Jollivet, qui avait suivi notre projet à la Direction du PIREN, m’invita en 1986 à participer au groupe de travail qu’il a animé pour réaliser un ouvrage sur l’interdisciplinarité, publié en 1992, aux Éditions du C.N.R.S., sous le titre Entre Nature et Société, les passeurs de frontière (Publications 122, 123).

Les batailles de Fontainebleau

Je reprends l’expression « les batailles de Fontainebleau » du livre « L’Angoisse de l’An 2000 » (publié en 1973), un recueil de textes écrits tout au long de sa carrière par le Professeur Roger Heim, ancien directeur du Muséum National d’Histoire Naturelle et ancien Président de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature. Roger Heim s’est en effet impliqué pour la défense du massif de Fontainebleau, comme en témoignent plusieurs de ses écrits.

« Batailles », cela évoque les oppositions au tracé de l’autoroute du sud, aux prospections pétrolières… Cela évoque, un siècle plus tôt, les peintres de Barbizon s’opposant aux forestiers planteurs de pins sylvestres… Cela évoque, il y a à peine 15 ans, les éco-guerriers, réclamant sans douceur la création d’un parc national…

Je n’ai pas l’intention de retracer la longue histoire des combats pour la conservation de la nature dans le massif de Fontainebleau. Olivier Nougarède, chercheur à l’Institut National de la Recherche Agronomique, en a dressé un remarquable tableau à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu le 7 avril 2010, organisé par la Réserve de Biosphère de Fontainebleau et du Gâtinais et la municipalité d’Avon, commune du massif de Fontainebleau. Ce colloque posait la question de la faisabilité d’un parc national à Fontainebleau.

J’ai été invité à ce colloque, pour y donner un témoignage personnel, ayant été impliqué dans certaines des dernières batailles. Je fus notamment le rapporteur de la commission présidée par le Professeur Jean Dorst en 1989-90. Mon intervention a été retranscrite et publiée (malheureusement sans m’avoir été soumise pour relecture… tant pis pour le style) sur le site de la Réserve de Biosphère de Fontainebleau et du Gâtinais . J’ai expliqué pourquoi j’ai pris position, fin 2009, pour un parc national, après avoir été longtemps réticent vis-à-vis d’une telle création et avoir suggéré, avec Jean Dorst, celle d’une réserve de biosphère du programme Man And Biosphere de l’UNESCO. Nous avions exprimé la conviction que, sans implication concrète des acteurs locaux, la conservation du patrimoine naturel a peu de chances de réussir. La participation des populations locales, c’est là « l’esprit » même des réserves de biosphère. Avec la nouvelle loi (2006) sur les parcs nationaux, qui introduit la notion de solidarité écologique, cette dimension participative s’impose : la voie est ouverte à une implication des acteurs locaux bien plus grande que ne le permettait la loi précédente.

En 2010, un comité de pilotage, présidé par François Letourneux, alors Président du Comité français de l’UICN, et rassemblant des élus locaux, des représentants des usagers et des scientifiques, a débattu des questions suivantes: un parc national à Fontainebleau est-il faisable ? Utile ? Souhaitable ? Le rapport a été remis à la ministre de l’écologie en février 2011. Un consensus a été obtenu pour que la réflexion aille de l’avant dans le cadre d’un Groupement d’Intérêt Public. Consensus en trompe-l’oeil ? La position de l’Association des Amis de la Forêt de Fontainebleau, exprimée dans les annexes du rapport, est limpide : le parc national n’est ni utile ni souhaitable. Dans sa publication « La Feuille Verte », livraison de décembre 2010, l’Association s’en explique (Télécharger le PDF). Elle souligne que sa position reflète celle de la majorité des représentants d’usagers… A l’inverse, le groupe de scientifiques du comité de pilotage a répondu « oui » aux trois questions.

Bénéficier de la forêt le plus largement possible, avec le minimum de contraintes, que l’on soit simple promeneur, varappeur, chasseur à courre, est-ce compatible avec une protection efficace d’un monde vivant d’une diversité exceptionnelle, ou nous trouvons-nous face à un irréductible conflit de valeurs, qui continuera de provoquer de belles batailles ?

En tout cas, comme le récapitule Olivier Nougarède, à la suite de la remise du rapport Dorst, le 3 avril 1990, des choses ont bougé. Une directive du ministre de l’Agriculture de mars 1991 a lancé la préparation d’un nouvel aménagement de la forêt domaniale. Dans ce cadre, une étude fut commandée au laboratoire d’Ecologie générale du Muséum, en vue de caractériser les écosystèmes rares et remarquables de la forêt domaniale. Ce travail, effectué en particulier par Jean-Marie Luce, au titre du laboratoire, et par Philippe Bruneau de Miré, au titre de l’Association des Naturalistes de la Vallée du Loing, a contribué à la désignation de nouvelles réserves biologiques. Il en est résulté un accroissement important des réserves intégrales ou dirigées, d’à peine plus de 400ha à 1800 ha. Le nouvel aménagement a été promulgué en 2004. Toujours en 1991, le gouvernement a lancé une procédure de classement du massif en forêt de protection, achevée en 2002. Enfin, l’idée de créer une réserve de biosphère fut reprise par le directeur régional de l’Office National des Forêts, Yves Richer de Forges. Porté par Jacques Lecomte, alors président du Comité Man And Biosphere France, le dossier aboutit à la création de la réserve, par l’UNESCO, à la fin de 1998, dans le contexte de la célébration du cinquantenaire de la fondation de l’UICN à Fontainebleau. Après une lente mise en route, la réserve a été renouvelée à l’échéance des ses 10 premières années.

Un parc national, ce n’est pas incompatible avec une réserve de biosphère. Des exemples le prouvent. Il vaudrait cependant mieux que les périmètres soient les mêmes, ou que l’un (la réserve de biosphère ?) englobe totalement l’autre. En tout état de cause, la réussite dépendra d’une volonté politique forte, soutenue par l’adhésion d’un maximum d’acteurs à un projet commun, ce qui ne se peut qu’au prix de concessions réciproques faites sans regret. Cela suppose que les acteurs se retrouvent autour de valeurs partagées, ce qui appelle des échanges approfondis, l’abandon de postures figées, un cheminement dans le respect des valeurs dont chacun est porteur. La Réserve de Biosphère de Fontainebleau et du Gâtinais ne pourrait-elle prendre la responsabilité de lancer une telle démarche, dans la logique de l’Initiative pour une Éthique de la Biosphère, promue par l’UICN ?