Depuis 2005, je me rends au Pérou avec mon collègue entomologiste Gilbert Lachaume, au moins une fois par an, pour étudier la diversité des papillons dans la région du nord-est des Andes. Le choix de cette région ne s’est pas fait au hasard. D’après ce que j’en savais, au travers de mes études sur les Morphinae, il était évident que c’était une zone posant des problèmes de biogéographie assez compliqués, et en vérité très mal connue. Cependant Gilbert Lachaume était en relation depuis longtemps avec un collecteur local, Benigno Calderón, qui lui avait régulièrement fourni des spécimens intéressants ; en outre Gilbert s’était rendu dans la région quelques années auparavant, et y avait quelques contacts.

Nous n’avons pas été déçus ! La faune de papillons recelait bien des surprises, qu’il s’agisse de taxons nouveaux ou de questions de répartition géographique. En même temps, nous avons découvert une belle région, où les Andes orientales viennent s’achever au bord de la plaine amazonienne. Une région habitée de très longue date : le département Amazonas recèle des sites archéologiques étonnants et encore peu connus, témoins d’une civilisation antérieure aux Incas. Et une région aujourd’hui confrontée à de difficiles problèmes socio-économiques, qui ont de graves répercussions en matière de conservation de la nature.

Gilbert Lachaume et Patrick Blandin

1. LE PÉROU NORD-ORIENTAL : GRANDS TRAITS GÉOGRAPHIQUES

Au nord du Chili, la Bolivie et le Pérou recouvrent les Andes centrales, dont la formation a commencé avant celle des Andes septentrionales d’Equateur, de Colombie et du Venezuela. Le Pérou nord-oriental forme un vaste ensemble géographique qui s’étend, d’ouest en est, de la vallée du Marañon aux plaines de l’ouest amazonien. Les Andes y sont « coupées » par deux grandes vallées sud-nord, celle du Marañon et, plus à l’est, celle du Huallaga. Sorti des Andes, le Marañon tourne vers l’est et reçoit, en rive droite, divers affluents, dont le Huallaga est le premier vraiment important. Une dernière cordillère, la Cordillera Azul, sépare le Huallaga de l’Ucayali, une autre grande rivière coulant également du sud au nord pour rejoindre aussi le Marañon.

Entre Marañon et Huallaga s’étend un axe montagneux complexe, profondément cisaillé par leurs affluents. Ceux du Marañon, en rive droite, coulent en gros du sud-est au nord-ouest. Ceux du Huallaga, en rive gauche, coulent à l’inverse du nord-ouest au sud-est.

Le Huallaga, avant d’atteindre la plaine amazonienne et de rejoindre le Marañon, coupe un axe montagneux orienté nord-ouest – sud-est, appelé « La Escalera ». Auparavant, il reçoit en rive gauche les eaux du río Mayo et, en remontant son cours, successivement celles des ríos Sisa, Saposoa et Huayabamba, en rive droite celles des ríos Ponasa et Biabo.

D’ouest en est, quelques villes importantes structurent la vie de la région : Jaén, à l’ouest du Marañon, dans le département de Cajamarca ; Chachapoyas, le chef-lieu du département Amazonas, retiré dans la vallée du río Utcubamba, affluent en rive droite du Marañon ; Moyobamba, chef-lieu du département San Martín, dans la vallée du río Mayo ; Tarapoto, non loin du confluent du Mayo avec le Huallaga ; Juanjuí, enfin, à une centaine de kilomètres en amont de Tarapoto dans la vallée du Huallaga. Bien plus au sud (400 km environ), se trouve Tingo María, localité bien connue des lépidoptéristes, car centre de collecte et d’expédition depuis un demi-siècle. De Juanjuí à Tingo María, la route est déconseillée, pour des raisons d’insécurité. Au nord de Tarapoto, dans la plaine amazonienne, la ville de Yurimaguas, sur le Huallaga, est encore loin de celle d’Iquitos.

L’axe Jaén – Moyobamba – Tarapoto est parcouru par une route asphaltée importante, qui relie la côte à l’intérieur. De Tarapoto partent deux routes asphaltées, l’une vers Juanjuí, l’autre vers Yurimaguas. Bénéficiant d’un aéroport moderne, Tarapoto est le cœur économique de la région.

Le Pérou nord-oriental offre une grande diversité écologique, du fait des altitudes qui s’étagent de moins de 200 m à plus de 4000 m, et de l’effet d’écran que créent les axes montagneux vis-à-vis des vents apportant les nuages formés au dessus du bassin amazonien. En conséquence, on rencontre aussi bien des zones au climat aride que des zones à très forte pluviosité. Il en résulte une grande variété d’écosystèmes, depuis les matorrals à cactus de la moyenne vallée du Marañon, ou les « bosques secos » de celle du Huallaga, jusqu’aux forêts pluviales de type amazonien, vers Yurimaguas, en passant par les « bosques de neblina », forêts hyperhumides qui se développent entre 1800 et 3500 m, approximativement, en particulier dans la région de l’Alto Mayo, où un vaste ensemble est protégé (en principe).

Le nord du Pérou. Altitudes : en vert : altitudes inférieures à 500 m ; en jaune pâle : entre 500 et 1000 m ; en jaune vif : entre 1000 et 2000 m ; en rose très pâle : entre 2000 et 3000 m ; en mauve : entre 3000 et 4000 m : en mauve plus foncé : plus de 4000 m.

2. LA DIVERSITE DES LEPIDOPTERES DANS LE NORD-EST DU PEROU

Le projet a été initialement soutenu par le Programme Pluri-Formations « Etat et structure phylogénétique de la biodiversité actuelle et fossile » du Muséum National d’Histoire Naturelle. Depuis 2008, nous finançons personnellement nos missions, qui restent officielles dans le cadre d’ordres de mission « sans frais » du Muséum. En 2007, le Muséum a également contribué à une mission d’une doctorante, Catherine Cassildé, qui préparait une thèse sur l’évolution des espèces du genre Morpho, soutenue en 2009.

Le projet est mené en collaboration avec le Dr. Gerardo Lamas, chef du département d’entomologie du Muséum de Lima, dans le cadre d’une convention de collaboration entre les Muséums de Paris et Lima. Nous collaborons également avec l’équipe de Jean-François Silvain (IRD-CNRS, Gif-sur-Yvette), qui réalise des analyses moléculaires en vue de préciser les relations phylogénétiques entre certains taxons. Sur place, à Tarapoto, nous bénéficions de l’aide de Stéphanie Gallusser, qui a fait une thèse sur des Lépidoptères de la région, et de César Ramirez, son mari, agronome péruvien (photo 20). En outre, des collecteurs locaux travaillent pour nous.

L’objectif général est de contribuer à l’inventaire des Lépidoptères diurnes, essentiellement dans les Départements San Martín, Amazonas et Cajamarca, et de préciser les répartitions géographiques de certaines d’entre elles, en vue de comprendre leur évolution.

Les recherches portent principalement sur la sous-famille des Morphinae, qui comprend le genre Morpho et la tribu des Brassolini, dont font partie les « papillons-chouettes », lesquels portent comme de grands yeux dessinés au revers de leurs ailes (genre Caligo). Nous collectons des spécimens d’autres groupes, en particulier des Ithomiini, dont Gerardo Lamas est spécialiste. Les spécimens recueillis sont répartis entre le Muséum de Lima et le Muséum de Paris.
Inventaire des espèces et sous-espèces de Morphinae

L’inventaire des Morphinae peut être considéré comme achevé, et sera prochainement publié, une fois certains problèmes de nomenclature résolus.

Le nord-est du Pérou, apparaît comme la région des Andes tropicales (de la Bolivie au Venezuela) la plus riche en espèces du genre Morpho. Des sous-espèces nouvelles ont été décrites (Publications193, 196), et j’ai publié la liste des espèces connues de la forêt protégée de l’Alto Mayo, dans le document officiel de gestion de cette région menacée (Publication204). Les informations recueillies lors des missions de 2005, 2006 et 2007 ont en outre été incorporées dans mes ouvrages sur le Genre Morpho (Publications198, 199). (Photo21, 22 : M. amphitryon duchenei, M. aurora lamasi).

Les Brassolini sont également plus diversifiés que partout ailleurs dans les Andes tropicales. La liste des espèces ne pourra toutefois être établie qu’après la résolution de problèmes taxonomiques assez complexes dans le genre Opsiphanes. Les Antirrhaeini nécessitent également une clarification de leur systématique.

Biogéographie

Les données disponibles avant le démarrage du projet montraient que la faune de forêt de plaine (« selva baja ») du haut río Huallaga, dans la région de Tingo María (presque 500 km au sud du débouché du fleuve dans la plaine amazonienne) diffèrent notablement de celle de la plaine : des espèces manquent, d’autres sont représentées par des sous-espèces différentes.

Nous avons mis en évidence une large zone de transition entre la faune de plaine et celle de l’amont de la vallée du Huallaga, entre Tarapoto et Juanjuí, avec chez certaines espèces, des populations aux caractéristiques « en moyenne » intermédiaires, en réalité souvent très polymorphes. Ce phénomène affecte aussi bien certaines espèces de Morpho que plusieurs espèces de Brassolini.

La dernière mission (début 2010), à l’occasion de laquelle de nouvelles localités ont été prospectées, nous a réservé quelques surprises. La configuration géographique de la zone de transition se révèle plus complexe que nous ne le pensions ! Affaire à suivre…

Problèmes d’évolution

Dans la forêt des nuages vole une « espèce » du genre Morpho, M. sulkowskyi, objet de débat entre Gerardo Lamas, du Muséum de Lima, et moi. Nous avons décrit ensemble deux « sous-espèces », M. sulkowskyi nieva Lamas & Blandin, 2007 et M. sulkowskyi calderoni Blandin & Lamas, 2007, très différentes. M. sulkowskyi existe de la Bolivie à la Colombie, et le débat porte sur la question de savoir s’il s’agit d’une seule espèce, ou de deux. (Photos 23, 24, 25, 26 : les 2 sous-espèces, mâles et femelles)

Nous avons réuni des données très précises – et excitantes ! – sur la répartition géographique de nieva et de calderoni. Et voilà qu’un entomologiste allemand vient de décrire, fin 2009, une troisième sous-espèce de la région ! Nous avons pu l’échantillonner. Le séquençage de gènes mitochondriaux ouvre de bien intéressantes perspectives pour interpréter l’évolution de ces passionnants papillons, si beaux à voir voler lorsqu’il ne pleut pas et qu’un peu de soleil perce les nuages accrochés à la montagne. Une publication est en préparation. (Photo 27 : paysage du haut rio Nieva)

Un autre groupe de Morpho pose des problèmes d’évolution assez perturbants. Il s’agit de M. menelaus, bien connu en Guyane, et représenté près de Tarapoto par une très belle sous-espèce, M. m. occidentalis. Cette forme de plaine vole en fait jusque vers 900 m dans La Escalera. Dans l’Alto Mayo, on trouve une espèce voisine, M. godartii julanthiscus, en gros à partir de 800-900 m et jusque vers 1400-1500 m. Pas de confusion possible… habituellement. Mais nous avons découvert près du village de Lamas, vers 700 m, une population dont les individus présentent des caractères intermédiaires ! Et nous voici cherchant à comparer le plus de populations possibles, de différentes localités, y compris d’autres régions des Andes et du bassin amazonien. L’étude est en cours, avec là encore l’analyse des séquences de gènes mitochondriaux. Mes tentatives d’interprétation sont bousculées les unes après le autres, au fur et à mesure que des données nouvelles sont engrangées : l’évolution de ces taxons, le long des Andes, est d’une complexité inattendue. (Photos 28, 29, 30, 31 : mâles et femelles de occidentalis et de julanthiscus)

Il y a peu de décennies, on cherchait à interpréter la diversification des flores et des faunes amazoniennes en faisant appel aux variations climatiques de l’Ere Quaternaire. J’ai moi-même été influencé par ce que l’on appelait à l’époque la théorie des « refuges forestiers » (Publications). Aujourd’hui, il est évident que l’on ne peut se passer d’une compréhension de l’histoire de la formation des Andes, du bassin amazonien et des différents types de forêts. Il existe sur ces questions une riche bibliographie géologique et paléontologique, mais peu de travaux synthétiques. L’entomologiste doit devenir (un peu !) géologue.
Biologie des Morpho

César Ramirez passe des heures en forêt, l’œil aux aguets, scrutant la végétation pour trouver des chenilles, des chrysalides, voire des œufs de Morpho. Et il trouve. Bon botaniste, il sait reconnaître les plantes hôtes des chenilles (en général des arbustes, ou des arbres). Un jour, il a observé une femelle de Morpho telemachus en train de pondre. Avec Stéphanie Gallusser, il a élevé les chenilles et obtenus des adultes ; les résultats viennent d’être publiés (Publication220).
D’autres espèces sont en cours d’étude. (Photo 32 : César Ramirez travaillant à l’élevage de chenilles de Morpho)

Dans la vallée du río Shilcayo, tout près de Tarapoto, nous avons fait construire un mirador permettant d’observer l’activité des papillons le long des rives (Photo 33 : mirador). Catherine Cassildé a ainsi fait une étude des horaires d’activité et des types de vol de plusieurs espèces de Morpho (Photo 34 : C. Cassildé en observation). Elle a ainsi disposé pour sa thèse d’informations précises sur les comportements, dont elle a pu discuter l’utilisation en phylogénie.

Publications associées

3. DEFORESTATION ET CONSERVATION DE LA NATURE

Dans le département San Martín, de nombreuses régions sont largement déboisées, en particulier dans la zone des forêts sèches, entre Tarapoto et Juanjuí notamment. Les forêts plus humides le sont également dans bien des endroits. En revanche, les forêts de l’Alto Mayo, qui s’étagent entre 800 m et plus de 3000 m l’étaient peu il y a moins de 20 ans. La construction de la route reliant les villes de la côte Pacifique à Tarapoto, à la fin des années 1990, a favorisé une importante migration de paysans pauvres venant principalement du département Cajamarca. Ces personnes ont commencé à s’installer illégalement dans la forêt de protection de l’Alto Mayo. Le déboisement va bon train, comme nous avons pu le constater en 2007 dans la vallée du río Yuracyacu : pâturages, arbres morts sur pied, concert de tronçonneuses… nous étions dans le « bosque de destrucción », et non dans le « bosque de protección », ironisa tristement un professeur du collège de Soritor, qui nous accompagnait. Que faire ? Une personne très impliquée dans la conservation de la nature en arrivait à se demander s’il ne faudrait pas faire appel à l’armée pour déloger toutes ces familles ! Sans doute faudrait-il mieux imaginer d’autres solutions, permettant aux familles de vivre tout en maintenant des espaces forestiers importants.

4. CREATION D’UNE AFFICHE EDUCATIVE POUR LES ETABLISSEMENTS SCOLAIRES DU SAN MARTIN

Avec Gilbert Lachaume, j’ai visité le collège de Soritor en mars 2008. Nous avons admiré leur engagement à enseigner la biologie et à sensibiliser leurs élèves à la conservation de la nature, en particulier en leur faisant élever des chenilles pour étudier le cycle de développement des papillons.

En discutant, il nous est venu l’idée de faire des documents éducatifs pour sensibiliser les élèves à l’extraordinaire biodiversité de leur région. A notre retour, nous en avons parlé à Louis Albert de Broglie, qui a relancé la tradition de la maison Deyrolle, éditrice depuis le 19e siècle d’affiches pédagogiques : « Deyrolle pour l’Avenir » crée et diffuse des affiches d’éducation à l’environnement. L’idée de réaliser une affiche sur la biodiversité du nord-est du Pérou et de l’offrir aux écoles de cette région a été accueillie avec enthousiasme. Mais il fallait trouver un imprimeur au Pérou !

En novembre 2008, à notre hôtel, une conversation s’engage avec une famille péruvienne, apparemment en vacance. Les parents nous expliquent qu’ils sont de Lima et que des amis leur avaient offert un petit singe. Ils pensèrent qu’il serait mieux dans son milieu naturel ; renseignements pris, le singe provenait de l’Alto Mayo. Et voilà la famille, venue pour remettre l’animal à une association spécialisée, qui découvre pour la première fois le côté amazonien de leur pays, et prend conscience des menaces pesant sur la forêt.

Et vous, que faites-vous au Pérou ? nous demandent-ils. Nous expliquons nos recherches.

– Ah, que c’est bien que vous veniez ainsi contribuer à mieux connaître les richesses naturelles de notre pays…nous serions heureux faire quelque chose pour vous aider.
– Que faites-vous ?
– Nous sommes imprimeurs.

Nous leur parlons de notre projet. Ils nous proposent d’imprimer gracieusement 1000 affiches. C’est ainsi que notre idée a pu se concrétiser en mars 2010. Entre temps, il avait fallu décider du contenu de l’affiche (choix des espèces à représenter, textes), le faire valider par des collègues du Muséum de Lima et par le représentant d’une ONG se consacrant à la conservation des écosystèmes andins. L’illustration a été réalisée par l’artiste naturaliste Gaëtan du Chatenay, la maquette finalisée sous la direction de « Deyrolle pour l’avenir ». Par ailleurs, en novembre 2009, contact avait été pris avec les autorités départementales de l’éducation nationale, qui donnèrent leur accord pour la distribution de l’affiche dans tous les collèges et toutes les écoles du San Martín. Les imprimeurs ont dû se procurer le papier écocertifié au Chili. Après quelques angoisses liées au transport par route des affiches de Lima à Tarapoto (également offert par les imprimeurs), les affiches nous sont parvenues juste à temps, avant notre départ, pour que nous puissions les remettre, d’abord aux responsables départementaux, puis les distribuer à tous les directeurs de collèges et d’écoles. Nous avons en outre rédigé un petit texte d’accompagnement, destiné à faciliter l’exploitation de l’affiche par les enseignants.