La connaissance des morphos du Pérou a commencé il y a près de 140 ans. A la fin du 19e siècle, et jusque vers la fin des années 1930, les découvertes furent le fait de collecteurs surtout européens, voyageant où même s’installant définitivement au Pérou. Certains ont travaillé pour des entomologistes privés, qui avaient organisé des firmes consacrées au commerce des insectes.

C’est dans les années 1870 et 1880 que parurent les premières descriptions d’espèces péruviennes : M. lympharis Butler, 1873 ; M. zephyritis Butler, 1873 ; M. alexandrovna Druce, 1874 ; M. didius Hopffer, 1874; M. papirius Hopffer, 1874 ; M.rhetenor var. cacica Staudinger, 1876 ; M. iphiclus var. amphitryon Staudinger, 1887 ; M. deidamia var. pyrrhus Staudinger, 1887. Tous ces taxons avaient été découverts dans des localités du sud et du centre du Pérou, les cinq derniers dans la vallée de Chanchamayo (département du Junín).

La vallée du río Huallaga, plus au nord, commença à être prospectée dans les années 1880, mais, jusqu’à la fin des années 1930, seule la moyenne vallée avait fait l’objet de collectes, dans les régions de Juanjuí et de Tarapoto (département San Martín). Lorsque les français Eugène Le Moult et Pierre Réal, de 1959 à 1961, préparaient l’ouvrage Les Morpho d’Amérique du Sud et Centrale, paru en deux parties, en 1962 et 1963, ils n’eurent connaissance que de spécimens collectés avant la Deuxième Guerre Mondiale. A partir des années 1960, ce fut la haute vallée, dans la région de Tingo María (département Huánuco), qui connut une longue phase de collecte intense, tandis que la moyenne vallée n’était plus prospectée, pour une part en raison du terrorisme, dont Tarapoto fut un centre. Depuis 2005, avec Gilbert Lachaume, j’y ai engagé un programme de recherche qui concerne aussi plusieurs vallées affluentes. Cependant, en raison du développement de cultures illicites, il est toujours déconseillé de circuler entre Tingo María et Juanjuí.

1. Les acteurs historiques

Les « savants-commerçants »

L’une des plus fameuses firmes entomologiques fut fondée par Otto Staudinger (1830-1900), titulaire d’un doctorat de l’université de Berlin (1854). Pour payer ses voyages entomologiques, il avait commencé un commerce d’insectes. Il s’installa en 1859 à Dresde et développa son entreprise ; à partir des années 1880, elle devint la firme Staudinger et Bang-Haas, du nom du gendre de Staudinger, Andreas Bang-Haas (1846-1925). Celui-ci poursuivit l’activité après le décès de son beau-père, et son fils, Otto Bang-Haas (1882-1948) prit le relais en 1913. L’entreprise s’arrêta en 1948. En Allemagne également, Hans Fruhstorfer (1866-1922), tenait un commerce d’insectes à Munich, et Friedrich Wilhem Niepelt (1862-1936) en faisait autant à Zirlau.

Otto Staudinger, Hans Fruhstorfer et Friedrich Niepelt n’étaient pas que des commerçants. Entomologistes, ils firent un véritable travail scientifique. C’est ainsi que Staudinger décrivit en 1890 le premier morpho du bassin du Huallaga, la variété helena de Morpho rhetenor, un splendide papillon devenu pour les collectionneurs l’emblème de la région. Fruhstorfer fut l’auteur de la première révision de l’ensemble du genre Morpho, publiée en 1912 et 1913 dans le volume 5 de l’ouvrage monumental Die Gross-Schmetterlinge der Erde, dirigé par Aldabert Seitz (1860-1938). Il y décrivit deux variétés du genre Morpho provenant du bassin du Huallaga. Niepelt fut l’auteur de quelques descriptions de Morpho, une seule concernant cette région.

En France, à Paris, Eugène Le Moult (1882-1967) créa en 1909 un « cabinet entomologique », qui devint le plus important commerce d’insectes au monde. Passionné depuis l’enfance par les papillons, il avait fait un premier séjour, entre 15 et 17 ans, en Guyane française, où son père était chef du service des travaux pénitentiaires. Il y retourna en 1903, puis en 1907. Eugène Le Moult anima jusqu’à la fin de sa vie son cabinet, et en fit une maison d’édition, qui réalisa en particulier la version française de Die Gross-Schmetterlinge der Erde. Fasciné, entre autres papillons, par les morphos, il publia en 1962, avec l’aide de l’entomologiste Pierre Réal (1922-2009), la première grande synthèse sur le genre Morpho, illustrée en 1963 par un volume de planches. On y trouve la description de quelques spécimens de la vallée du Huallaga.

Les chasseurs pionniers

Le collecteur allemand Gustav Garlepp (1862-1907), parcourut différentes régions du Pérou entre 1884 et 1887 pour le compte de la firme Staudinger & Bang-Haas. Il fut vraisemblablement le premier à prospecter dans la région de Juanjuí, où il captura les premiers mâles de M. rhetenor helena. Un autre chasseur allemand, Otto Michael (1859-1934), qui travailla pour la même firme, vint en 1891-1892 à Iquitos, puis y vécut de 1894 à 1921. Il effectua des collectes notamment dans la vallée du Huallaga, en particulier aux environs de Tarapoto et de Juanjuí. En 1924, un troisième allemand, Guillermo Klug (1875- ?), arriva au Pérou et s’installa à Iquitos. Collecteur de plantes, il chassa en outre les papillons et en envoya notamment au Cabinet entomologique d’Eugène Le Moult. Il a collecté dans les régions de Moyobamba et de Jepelacio (dans la vallée du río Mayo, un affluent du Huallaga), de Tarapoto et de Chazuta, et dans celle de Juanjuí.

Par l’intermédiaire des firmes, ou directement, les spécimens capturés par ces chasseurs parvinrent soit dans les collections des muséums, soit chez des collectionneurs privés, comme Lord Lionel Walter Rothschild en Angleterre, Robert Biedermann en Suisse, Aimée Fournier de Horrack, George Rousseau-Decelle et Robert Stoffel en France. Klug fut vraisemblablement le dernier à envoyer en Europe des spécimens de la moyenne vallée du Huallaga.

En 1924-1925, une expédition suédoise avait fait quelques collectes dans la région de Roque, une localité du bassin du río Sisa. Il s’agit d’un affluent de la rive gauche du Huallaga, qui y débouche en aval de Juanjui. C’est seulement en 1953 que Felix Bryk (1882-1957) publia l’inventaire des espèces récoltées, et décrivit deux variétés de morphos.

2. 1961-1998 : la haute vallée du Huallaga s’ouvre, la vallée du Huayabamba s’entrouvre

Du haut Huallaga (la région de Tingo María), rien n’était connu lorsque Eugène Le Moult entreprit d’écrire son ouvrage sur le genre Morpho. Il s’appuyait sur sa riche collection, mais aussi sur de nombreuses collections européennes, que son collaborateur, Pierre Réal, visita de 1959 à 1961. Ils avaient arrêté leur recherche documentaire en septembre 1961, sans avoir connaissance d’une publication parue en 1960, dans laquelle Pierre Viette, le responsable des collections de Lépidoptères du Muséum de Paris, validait des noms donnés, mais non publiés (noms dits « in litteris »), par Otto Michael à quelques spécimens de Juanjuí conservés dans la collection Fournier de Horrack. Peu après la parution de leur livre, imprimé en mai 1962, un collectionneur allemand, Edmund Weber, décrivait en septembre le taxon M. leonte fischeri d’après un mâle de Juanjuí et deux mâles de Tingo María. En février 1963, cet auteur décrivait à nouveau des morphos de Tingo María, malheureusement sans indiquer qui les avait capturés, et dans l’ignorance de l’oeuvre de Le Moult et Réal.

Au cours des années 1960, une française mariée à un américain travaillant à Lima, Gisèle Harris, a collecté dans la région de Tingo María. Elle m’envoya des morphos, en particulier une femelle de M. helena, capturée en décembre 1965. Ce fut sûrement l’une des premières, sinon la première, capturées dans cette région. J’ai décrit ce spécimen en 1968, comme forme individuelle, sous le nom Morpho helena f. ind. harrisia. Elle possédait aussi des spécimens fournis par un Péruvien originaire du Cajamarca, Mario Digno Rojas Villegas. Celui-ci s’était installé à Tingo María en 1963, et avait commencé un travail de collecte et de commercialisation de papillons de la région. Cette activité permit, pendant près de 30 ans, la diffusion de très nombreux spécimens dans beaucoup de collections, notamment par l’intermédiaire de revendeurs européens. De nouvelles variétés de morphos furent ainsi découvertes : M. amphitryon cinereus Duchêne, 1985 et M. amphitryon duponti Duchêne, 1989, décrits par Gérard Duchêne, un collectionneur de Lille, et M. cisseis gahua Blandin, 1988, décrite dans The Genus Morpho (part 1).

Au tout début des années 1970, un collectionneur français, Georges Jeannot, apprit par Jean-Luc Verley, un autre collectionneur qui parcourait la Colombie et le Pérou, l’existence d’un collecteur de papillons dans le département Amazonas, à Mendoza. Ce collecteur aurait eu pour nom « Rodriguez ». Georges Jeannot suggéra à Gilbert Lachaume de lui écrire, ce dernier commençant à s’intéresser aux insectes d’Amérique tropicale. La lettre, adressée au « Señor Rodriguez, cazador de mariposas, Mendoza, Peru », attendit un an à la poste de Mendoza, car « Rodriguez de Mendoza », c’est le nom de la province ! Mais un postier la remit effectivement à un chasseur, Benigno Calderón, qui répondit. Il avait été formé par un collectionneur autrichien, Franz König, qui a longtemps séjourné au Pérou et avait prospecté dans le département Amazonas. Une relation suivie s’établit avec Gilbert Lachaume. Benigno Calderón collectait principalement près de Mendoza, vers 1800 m d’altitude. Mendoza se trouve dans la vallée du río San António, qui devient en aval le río Huambo puis le río Huayabamba… là où avait chassé Gustav Garlepp, un siècle plus tôt. Une année, Benigno envoya deux mâles de M. sulkowskyi, un peu curieux. J’en fis état en 1993, dans The Genus Morpho (part 2), ainsi que d’une femelle, dont Franz König m’avait envoyé une photo. J’estimai alors ne pas pouvoir nommer ces trop peu nombreux spécimens, en dépit de caractères particuliers. Parfois, Benigno collectait plus bas, jusque vers 1200-1000 m d’altitude, dans le bassin du río Huambo. Il se rendait aussi à Juanjui, où il avait de la famille. C’est ainsi qu’il envoya à Gilbert Lachaume quelques M. rhetenor helena, mâles et femelles, datés des années 1990.

3. 1998- 2011 : une nouvelle dynamique

En 1998, Gilbert Lachaume et un ami, Bruno Allain, firent un voyage dans la région, pour rencontrer Benigno Calderón à Mendoza puis, de là, rejoindre Tarapoto. Avec Benigno, ils empruntèrent en voiture la « via marginal », à l’époque en cours d’aménagement. Le 27 avril 1998, le long de l’Abra Pardo Miguel, col permettant de passer de l’Amazonas à l’Alto Mayo, dans le San Martín, Bruno Allain captura un mâle de M. sulkowskyi assez particulier.

Gilbert Lachaume conseilla à Benigno Calderón de chasser plus en altitude dans sa vallée, ce qui permit d’obtenir de nouveaux spécimens du M. sulkowskyi signalé en 1993. Il l’incita aussi à aller vers l’Alto Mayo, grâce à la « via marginal ». Cette région était en effet pratiquement inconnue du point de vue entomologique, si ce n’est que le Dr. Gerardo Lamas, chef du département d’entomologie du Muséum de Lima, y était passé des années auparavant, et avait capturé le même M. sulkowskyi que Bruno Allain.

La via marginal traverse l’Alto Mayo, région montagneuse couverte de belles forêts protégées par une décision gouvernementale en date de 1987 (statut de « bosque de protección »). Dès 1979, la construction de cette voie favorisa l’immigration de populations pauvres, originaires en majorité du département de Cajamarca. Ces gens s’installaient dans l’Alto Mayo et commençaient à défricher, ce qui motiva la décision de créer une zone de protection. La transformation de la voie en une véritable route asphaltée, qui était en cours en 1998, accéléra encore ce phénomène. Des villages riverains furent créés (Jorge Chavez, El Affluente), et d’autres furent peu à peu établis plus à l’intérieur de la zone protégée, avec souvent des noms témoignant des attentes des migrants (Nuevo Edén, La Esperanza, El Triumfo, La Libertad, El Paraiso del alto Mayo, Nueva Jordania…). Benigno Calderón, évangéliste prosélyte, visita certains villages ; il y initia une activité de collecte de papillons, qui prit vite de l’ampleur. Rapidement, des spécimens apparurent dans les circuits commerciaux internationaux, grâce à des revendeurs bénéficiant de permis d’exportation. C’est ainsi que me sont parvenus des spécimens de cette région, et que j’ai décrit, notamment avec le Dr. Gerardo Lamas, des sous-espèces nouvelles (Blandin, 2006 ; Blandin & Lamas, 2007), dont les holotypes sont déposés au Muséum de Lima. Les informations réunies ont permis la publication d’une liste des morphos de l’Alto Mayo dans le plan de gestion officiel du bosque de protección, liste qui souligne la richesse et l’originalité de cette région (Blandin, 2008).

C’est parce que Gilbert Lachaume avait « découvert » la région de Mendoza et traversé l’Alto Mayo, que nous décidâmes tous les deux d’engager un programme de recherche sur la distribution des Lépidoptères dans les départements d’Amazonas et du San Martín. Nous avons démarré ce programme en 2005. Initialement soutenu financièrement par le Muséum National d’Histoire Naturelle, et mené en collaboration avec le Dr. Gerardo Lamas, il se poursuit actuellement, au nom du Muséum mais avec nos propres moyens, à raison d’un ou deux voyages par an. Au départ de notre projet, bien des questions se posaient sur la répartition des espèces et des sous-espèces, en particulier sur les modalités de la transition entre la faune du bassin amazonien occidental, assez bien connue dans la région d’Iquitos, surtout grâce à Michael et Klug, et celle de la haute vallée du Huallaga, connue grâce au commerce de Mario Rojas. Comparativement, les données sur les régions s’étendant de Tarapoto à Juanjuí se montraient très insuffisantes, en dépit des collectes historiques. Depuis 2007, avec l’autorisation de l’administration péruvienne compétente, nous avons développé une prospection systématique dans un ensemble de localités formant une couverture géographique inégalée du bassin moyen du Huallaga, tout spécialement de la région de Juanjuí à celle de Tarapoto. Bien des questions ont trouvé des réponses, mais les surprises n’ont pas manqué… Les recherches sur le terrain continuent, mais des publications sont d’ores et déjà en préparation.